Hydrates de gaz : l’énergie des profondeurs
Cap à l’ouest. Le 16 septembre prochain, Marie-Madeleine Blanc-Valleron, du CNRS et sédimentologiste au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, embarquera à Astoria aux États-Unis sur le Joides Resolution, le fameux navire de forage profond du programme intégré de forages océaniques (IODP) 1. La navigation ne sera pas longue. Tout au plus une centaine de kilomètres. L’objectif de cette expédition « 311 » est en effet de continuer l’exploration, au large de Vancouver, de l’énorme prisme d’accrétion sédimentaire de la marge dite des Cascades, formé, le long du plateau continental, sous l’effet de la confrontation de la plaque tectonique Nord-Amérique et de celle de Juan de Fuca. Une formation instable, sujette à d’immenses éboulements pouvant être à l’origine de tsunamis, travaillée par les forces tectoniques et parcourue par d’intenses flux de liquides géothermaux. Bref, pour reprendre l’heureuse expression de Xavier Le Pichon, du Collège de France, « de la tectonique dans le yaourt ».
Le Joides Resolution, navire de forage profond du programme intégré de forages océaniques (IODP), à quai à St John’s (Terre-Neuve) au Canada.
Durant un mois, « à raison de dix heures sur douze au microscope, quel que soit l’état de la mer », la chercheuse française va minutieusement décrire les faciès sédimentaires de chaque nouvelle carotte qu’on lui présentera, par segments d’un mètre cinquante. Un indispensable travail de bénédictin réalisé chaque fois que le Joides Resolution fore dans des sédiments.
« En fait, cette mission internationale est très particulière », explique Benoît Ildefonse, du laboratoire de tectonophysique 2 à Montpellier et président du comité IODP-France. Son objectif est de recueillir les données nécessaires à la validation d’un modèle géologique d’accumulation dans le sédiment des hydrates de gaz : une étrange glace faite d’un mélange de molécules d’eau et de gaz, essentiellement du méthane, le fameux CH4 de nos manuels scolaires. Un gaz qui s’est formé au cours des âges à partir du carbone organique mélangé aux sédiments. Les molécules d’eau s’y organisent en petites cages, stabilisées par les forces de Van der Walls, qui emprisonnent les molécules de méthane, de propane, de chlore, d’hydrogène sulfuré, de gaz carbonique… Ces cages de glace et leurs prisonnières forment ce qu’on appelle un clathrate.
Une étrangeté qui est loin d’être anecdotique si l’on songe que, selon l’USGS, le service géologique américain, la quantité de carbone ainsi piégé pourrait être, « à la louche », de… dix mille milliards de tonnes. Or, dix mille milliards de tonnes, c’est deux fois la quantité du carbone prisonnier de l’ensemble des gisements mondiaux – exploités ou non – de pétrole, de gaz naturel et de charbon. C’est douze fois la quantité de cet élément présent dans la biosphère. C’est treize fois la masse du carbone contenu dans l’atmosphère sous forme de gaz carbonique… Même si les estimations initiales étaient revues à la baisse d’un facteur dix, c’est tout de même un fantastique pactole qui gît au fond des mers.
Longtemps, seuls les géologues marins se sont intéressés à ces formations étranges. Condescendantes, les grandes compagnies pétrolières les ont laissés s’échiner sur les hydrates de gaz. Mais, dans la perspective de la panne sèche pétrolière qui, selon les experts, se profile pour la fin du siècle nouveau, ou un peu plus tard 3, les choses changent. Ces chiffres mirobolants font, aujourd’hui, tourner bien des têtes.
Du coup, les colloques et les publications scientifiques et techniques sur les hydrates se multiplient, ainsi que les campagnes en mer. Deux exemples : en février 2001, Zairov, conduite par l’Ifremer au large du Zaïre et de l’Angola, et en 2002, une première campagne (« Leg 204 ») du Joides Resolution sur le site des Cascades. L’Europe aussi s’est réveillée. La Commission a financé le programme Hydratech, qui vise à développer et mettre en œuvre des techniques pour la quantification des hydrates de méthane sur la marge continentale européenne 4. Des gisements ont ainsi pu être caractérisés en mer Noire, dans l’est de la Méditerranée, dans le golfe de Cadix et dans la mer de Norvège.
Xavier Le Pichon, du Collège de France, l’un des « papes » de la tectonique des plaques, se souvient encore de sa première rencontre avec les hydrates sous-marins. Il était à bord du Joides Resolution qui, dès les années quatre-vingt-dix, se risquait prudemment à forer dans ces gisements si intriguants : « Au moment où le carottier est sorti de l’eau, le sédiment, riche en hydrates, s’est mis à fumer et à faire entendre de véritables explosions, tant le dégazage était brutal. Pour arrêter ce feu d’artifice, il a fallu plonger le carottier dans l’azote liquide. »
De fait, ces hydrates ne sont stables que dans des conditions de température et de pression déterminées. À la pression atmosphérique, ils ne sont viables qu’à – 80 °C. En revanche, au sein des sédiments marins où ils se forment, et s’ils sont comprimés par une hauteur d’eau de mer d’au moins 300 mètres, ils sont stables à une température de 2 à 3 °C. Dans les régions polaires, où le sol est perpétuellement gelé sur des dizaines de mètres, formant le pergélisol 5, on rencontre ces hydrates de gaz plus près de la surface.
Mais plus on s’enfonce dans les sédiments, plus la température augmente, en raison du flux de chaleur venu du centre de la Terre. « Voilà pourquoi, dans le sédiment situé au-dessous de la couche d’hydrates – l’horizon des hydrates – bien que la pression soit plus forte, le méthane se trouve à l’état gazeux », explique Jean-Paul Foucher, du département « Géosciences marines » du centre Ifremer de Brest. Dès lors, la couche de glace, dont l’épaisseur, la « puissance » disent les géologues, est de quelques centaines de mètres, peut parfois, à la manière d’un couvercle étanche, empêcher la migration verticale du méthane, constituant ainsi des gisements exploitables par l’industrie pétrolière.
Mais, pour que les hydrates de gaz sous-marins deviennent, techniquement et économiquement, exploitables, alors qu’ils gisent souvent sous des milliers de mètres d’eau, il faut qu’ils soient suffisamment concentrés dans le sédiment. Si c’est le cas, on peut imaginer de les réchauffer avec de l’eau chaude et de les pomper sous forme gazeuse. 1 m3 d’hydrate donne alors 164 m3 de gaz à la pression atmosphérique et 0,8 m3 d’eau. Un temps, les économistes du pétrole ont ironisé sur ces richesses sous-marines. Ils estimaient que seules celles qui sont piégées dans le pergélisol pourraient un jour être utilisées.
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Pourtant, de campagnes en mer en explorations géophysiques consacrées aux zones à hydrates, il est petit à petit apparu que les concentrations de gaz gelés occupent souvent 3 à 6 % du volume du sédiment sur plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, voire y dépassent les 20 %. Alors, d’aucuns commencent à parler de « gisements ». C’est le cas pour le champ de Mallik au Canada. Il faut aussi commencer à imaginer les techniques d’extraction appropriées pour l’offshore.
Pour tester ces futures technologies, notamment pour vérifier que la perméabilité des hydrates permettra à l’eau chaude qu’on y injectera d’assurer le dégazage sans que tout se bouche rapidement, encore faut-il disposer d’hydrates dans les laboratoires. C’est l’objectif du projet expérimental Fordimhys (Formation and Dissociation of Methane Hydrates in Sediments) de production sous pression d’hydrate de méthane, conduit par Jean-Michel Herri et Olivier Bon-nefoy, du Laboratoire des procédés en milieux granulaires 6. Une étude sponsorisée par Gaz de France, Total et l’Institut français du pétrole.
Les plus acharnés dans la quête de cette nouvelle manne énergétique sont les Japonais. Ils ont été jusqu’à louer le Joides Resolution durant six mois en 2004 pour forer le prisme d’accrétion de Nankaï à la recherche d’hydrate de méthane.
Source potentielle d’énergie, les hydrates de gaz à l’instabilité chronique sont aussi soupçonnés d’avoir, au cours des temps géologiques, déclenché des catastrophes naturelles de grande ampleur. Que le niveau marin baisse, allégeant la pression sur les sédiments, ou que la température de l’eau en profondeur s’élève, et voilà les hydrates qui dégazent. Là réside, peut-être, la cause des variations climatiques rapides enregistrées pendant la dernière glaciation. James P. Kennett (University of California, Santa Barbara) pense avoir trouvé l’arme du crime au fond du bassin de Santa Barbara : le canon à hydrates (« hydrate gun »). « On n’est pas sûr que l’arme de Kennett ait tiré, mais il reste au moins une balle dans le chargeur, et ce n’est pas une balle à blanc », s’amuse l’hydrogéologue Pierre Henry, directeur de recherche CNRS au Cerege 7, à Aix-en-Provence. Spécialiste de la circulation des fluides dans les sédiments marins, il s’intéresse beaucoup à la stabilité des hydrates de gaz sous-marins. « Parfois, dit-il, la nature rompt d’elle-même l’équilibre thermodynamique entre la phase gazeuse et la phase solide du méthane sous-marin ; c’est ce qui s’est passé voici 11 000 ans en mer de Marmara, peu après que le lac qui existait là est devenu, suite à l’ouverture du Bosphore, une mer. »
Lors de ces épisodes, le mélange de méthane et d’eau ainsi produit peut remonter vers le plancher marin en empruntant des fractures. Il est propulsé par l’« effet champagne » dû à la décompression des gaz, en particulier du méthane. Le couvercle, constitué par des milliers de mètres d’eau de mer, ne parvient pas à contenir cette échappée belle verticale. L’eau, chargée de gaz et matériaux divers, crève le plancher marin en une véritable éruption qui érige des monticules, que les océanographes appellent volcans de boue, ou creuse des cratères, que les anglophones appellent pockmarks. Le plus profond volcan de boue exploré reste l’Atalante, situé à 5 000 m de fond au large de la Barbade. C’est une galette boueuse plate d’un kilomètre de diamètre, dont l’âge est estimé à plusieurs dizaines de milliers d’années et qui expulse quotidiennement de 100 à 200 m3 de fluides et huit tonnes de méthane.
Pour une part, ce méthane est oxydé en CO2 dans l’eau de mer où il reste dissous, mais ce type de volcan pourrait aussi, à l’occasion d’une éruption plus violente, venir enrichir l’atmosphère en CH4, gaz à effet de serre très efficace. L’apport des centaines de volcans de boue sous-marins ainsi que du dégazage plus ou moins sporadique des gisements d’hydrates à l’effet de serre naturel n’est pas négligeable. « Cependant, comme les éruptions volcaniques, leurs impacts pourraient être plus régionaux que globaux, et plus à court terme que permanents », estime Pierre Henry.
En revanche, pour certains, les archives sédimentaires tendent à montrer que les hydrates de gaz pourraient être, en matière de catastrophes climatiques, capables d’infiniment plus. Gerald Dickens, Maria Castillo et James Walker, de l’université du Michigan, ont découvert que voici quelque 55 millions d’années, à la limite du Paléocène et de l’Éocène, s’est produite dans l’Atlantique une libération massive de méthane, attribuée à la dissociation d’hydrates. Ce phénomène est concomitant d’un sacré coup de chaleur. En 1 000 à 10 000 ans, la température globale de l’eau profonde a fait un bond de 4 à 6 °C ! Le retour à la normale a pris 200 000 ans. Affaire à suivre.
D’autres catastrophes naturelles sont en partie imputables à l’instabilité des hydrates de gaz sous-marins, comme, par exemple, ces monstrueuses avalanches sur la pente du plateau continental qui eurent lieu il y a 8 000 ans au large de la Norvège.
Dès lors, une double question s’impose. Le réchauffement climatique actuel, en partie imputable à l’activité humaine, ne risque-t-il pas d’entraîner un dégazage dangereux des hydrates qui viendrait renforcer l’effet de serre ? L’exploitation des gisements sous-marins peut-elle déclencher des coulées de boue et donc des tsunamis ? Toute publicité sur les hydrates de méthane doit donc impérativement être accompagnée de la mention : « à consommer avec modération ».
Hervé Ponchelet
http://www2.cnrs.fr/presse/journal/2353.htm
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