Jacques Attali juge l’existence même de l’euro menacée. Alain Minc veut croire que les efforts actuels permettront de sortir de la crise. Malgré leurs désaccords, tous deux jugent nécessaire d’approfondir la construction européenne. Extraits.

« Sans perspective fédérale, l’euro disparaîtra »
Jacques Attali
Je continue à penser que nous sommes au bord de la catastrophe. Oui, l’euro est menacé, dans son existence même ; et le restera tant que la Banque centrale européenne ne fera pas ce que lui demandent les marchés, à savoir intervenir de façon durable et sans limite. Elle le fera, j’en suis sûr. Mais ça ne suffira pas à désamorcer la crise, car, dans le même temps, les conditions d’un retour à l’équilibre paraissent difficiles à réunir, et ce pour au moins deux raisons : d’une part, certains pays sont tellement hors du champ -comme la Grèce, l’Italie, l’Espagne mais aussi la France -qu’on ne voit absolument pas comment ils pourraient réduire suffisamment leur dette ; la deuxième raison, c’est que, à supposer qu’ils y arrivent, leurs efforts ne serviraient à rien si on n’est pas capable d’enclencher une vraie mécanique de consolidation du système européen et de croissance. Une mécanique qui ne peut pas se limiter au contrôle de la Cour européenne de justice, mais qui doit intégrer un budget fédéral, des eurobonds, de grands investissements, un contrôle des banques commerciales. Sans perspective fédérale, l’euro disparaîtra.
Alain Minc
Nous avons là un désaccord absolu. Je pense d’abord que ce n’est pas l’euro qui est en crise, mais les pays de la zone euro. La crise d’une monnaie surévaluée, je ne sais pas exactement ce que c’est… Nous sommes quand même dans une situation paradoxale ! Les pays de la zone euro sont attaqués, mais ceux qui l’attaquent ne s’en prennent pas à leur monnaie ! Deuxième remarque : je pense que l’euro ne peut pas mourir parce qu’on ne sait pas détruire l’euro, et que tout le monde y perdrait. Je ne parle pas de la Grèce, qui est un cas particulier. Mais que se passerait-il pour les autres ? Sauf à se déclarer en défaut, un pays faible qui sortirait de l’euro verrait le poids de sa dette s’envoler, et devenir insupportable. L’Allemagne, elle, se mettrait en situation de vivre à la puissance 5 ce que vivent les Suisses, c’est-à-dire les dommages, évidemment, d’une monnaie surévaluée. Ceci, l’Allemagne l’a bien compris. Il y a eu un moment, il y a deux ans, où les Allemands se sont interrogés sur ce que dans leur langue on appelle un « sonderweg », c’est-à-dire une « voie particulière », un « chemin propre ». Après réflexion, le système allemand a, à l’évidence, basculé : après avoir longtemps pensé que l’Europe était le prix à payer pour le passé, il considère désormais que celle-ci est son intérêt.
Autre note positive : on critique beaucoup les marchés depuis le début de cette crise. Je pense qu’il faut au contraire leur décerner le prix Charlemagne, car ils font faire à la construction européenne -comme toujours, dos au mur -des pas de géants absolument inimaginables il y a encore deux ou trois ans. Je crois vraiment que le chemin de la sortie existe, qu’il est en train de se dessiner à travers toute une série de gestes. Mais c’est une cordée qui passe par la face nord, et il ne faut pas dévisser.
« nous avons refusé de voir le réel »
Jacques Attali
Tôt ou tard, le réel finit par nous rattraper. Et le réel, dans la théorie économique, cela s’appelle la contrainte de rareté. La démocratie, ça n’est pas la liberté de faire n’importe quoi. Ce n’est pas la liberté de diminuer les impôts et d’augmenter les dépenses. On l’a si bien fait, ces dernières années, que la crise française se résume à un chiffre : nous avons perdu 22 points de PIB de recettes fiscales en dix ans ! (…) Nous avons fait constamment, collectivement, cette erreur. Alors on peut me dire aujourd’hui que l’Europe sape notre souveraineté, qu’elle est synonyme d’efforts et de rigueur. Je réponds que nous seuls sommes responsables : victimes de notre mythomanie, nous avons simplement refusé de voir le réel. Il faut maintenant ouvrir les yeux.
Alain Minc
On peut dresser le même bilan en termes de productivité. En 1995, après douze ans de politique de désinflation compétitive menée tant par la gauche que par la droite, la France avait un avantage de compétitivité sur l’Allemagne de 10 à 12 %. Viennent les 35 heures, puis les manipulations du SMIC sous la présidence Chirac : en 2007, nous affichions un handicap de compétitivité de 12 %. Ce n’est pas quelque chose qui est tombé du ciel ! C’est un comportement collectif. Au dérèglement de la finance publique dont parlait Jacques à l’instant, s’ajoute donc un dérèglement des processus normaux de gains de productivité.
« la rigueur, ce sont les états, la relance, c’est l’Union »
Jacques Attali
Dans la commission que j’ai présidée, nous avions proposé 90 milliards d’euros d’économies. Sur les 90 milliards, 25 ont été trouvés, il en reste 65 à trouver en deux ans. Or plus on tarde, plus la marche sera haute. En période électorale, personne n’ira proposer des hausses d’impôt ou des baisses des dépenses… Et c’est là que les hommes politiques se trompent, car les Français y sont prêts ; l’effet Ricardo -le fait que les gens, connaissant le poids de la dette, s’attendent à une hausse d’impôt -est un facteur de récession terrible. Les ménages se disent que quelque chose va leur tomber dessus. Si le gouvernement décidait maintenant d’un accroissement massif d’impôt et des économies drastiques, les Français se diraient : voilà, nous sommes à l’abri, nous pouvons recommencer à consommer. C’est pour cela que j’insiste autant sur le troisième plan de rigueur. Le troisième plan de rigueur, curieusement, sera un facteur de croissance, parce qu’il seraun facteur de consommation.
Alain Minc
Aujourd’hui, il n’y a pas de politique de relance possible à l’échelle d’un budget national, mais je regrette beaucoup que, à l’échelle européenne, on n’émette pas des eurobonds pour financer des infrastructures du futur, ce qui serait parfaitement compatible avec les marchés. Il y a quelques années, un Européen convaincu et de grande qualité, Tommaso Padoa-Schioppa, l’avait résumé de façon très juste : « La rigueur, ce sont les Etats, la relance, c’est l’Union. »
Jacques Attali
Oui, c’est bien l’idée. Appuyer sur l’accélérateur grâce à l’Europe -car l’Europe n’a pas de dette ! Mais accepter des économies significatives au niveau des Etats.
« le système européen fonctionne mieux que le système américain »
Alain Minc
S’il y avait une idéologie européenne vis-à-vis de la zone dollar, comme il y a une idéologie américaine vis-à-vis de la zone euro, nous devrions être plus effrayés par le système politique américain que par le système européen. Je veux dire par là que les Européens ont voté le premier plan d’aide à la Grèce (27 Parlements tout de même) en un mois, et que le deuxième plan d’aide à la Grèce a été voté en deux mois et demi malgré les vacances par les 17 Parlements de la zone euro. De ce point de vue, on peut dire que le système européen avance avec une démarche inélégante de crabe, mais qu’il fonctionne mieux que le système américain. Vu de l’extérieur, tout ceci est caché par la personnalité princière et hiératique de Barack Obama, mais, derrière les apparences, le système washingtonien a une efficacité politique nulle. Sa dérive idéologique est par ailleurs inquiétante. Il ne reste à mon avis qu’un dernier atout décisif aux Etats-Unis : la dynamique technologique.
Jacques Attali
Les Etats-Unis sont partis dans un dérapage énorme. Regardez la série « Wired » et vous comprendrez. Personnellement, je garde toujours présent à l’esprit ce que Tocqueville disait des Etats-Unis : ça se terminera en dictature. Cet homme était tellement lucide qu’il faut prendre ce genre de phrase au sérieux. Les Etats-Unis sont la seule démocratie à ma connaissance, parmi les démocraties fondatrices, qui n’a pas eu une période de dictature. Il faut absolument se souvenir que l’Amérique n’est pas à l’abri des extrémismes les plus fous.
Alain Minc
De toute façon, la quintessence de la démocratie est en Europe, elle n’est plus aux Etats-Unis. C’est pour cela que les Européens pourraient avoir un zeste de fierté. Quand vous vous demandez quelle est la zone la plus démocratique du monde, en laissant de côté le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande : il y a trente ans vous répondiez les Etats-Unis, aujourd’hui, c’est l’Europe.
Jacques Attali
C’est là qu’on se dit que l’Europe est hallucinante dans son masochisme et sa haine de soi. Nous allons beaucoup mieux que les Etats-Unis ! Notre balance des paiements est excédentaire, nous avons moins de chômeurs, notre dette publique n’existe pas en tant que dette fédérale, les inégalités sont moins fortes, l’espérance de vie continue à augmenter alors qu’elle baisse aux Etats-Unis ! Et on pourrait continuer la liste ainsi : le revenu par tête est plus élevé, le patrimoine par habitant aussi, l’insécurité y est moindre, enfin, bref, sur tous les critères ou presque (sauf sur l’attraction des talents étrangers, et donc sur l’innovation), nous faisons mieux qu’eux !
« ne pas compter sur les chinois »
Jacques Attali
Chacun s’attend à ce que le séisme chinois vienne de leur bulle immobilière. Je pense, moi, qu’ils vont rapatrier leurs capitaux assez vite. Et que nous, Européens, ne pouvons pas compter sur eux, parce qu’ils n’ont pas de système de retraite, pas de système de Sécurité sociale, parce qu’ils commencent à connaître à leur tour des manifestations. La Chine va devoir répondre aux attentes de sa population. Son retrait de l’économie mondiale a peut-être même déjà commencé. (…) Vous noterez que, depuis quelques semaines, ils ont changé d’attitude, ne soutiennent plus l’euro.
Alain Minc
J’anticipe aussi un repli en bon ordre des capitaux chinois, qui trouveront à s’employer sur leur marché domes-tique. Mais il faut souligner que cela aura un côté positif, car ils alimenteront la croissance. C’est une mesure saine, de mon point de vue. L’équilibre international exige que les pays créanciers dépensent plus chez eux, et que les pays débiteurs dépensent moins. Si la Chine s’applique cette règle à elle-même, ce sera perturbant à court terme, mais cela va plutôt dans le bon sens…
« une décennie de récession »
Jacques Attali
Il est fort probable que la décennie qui vient sera une décennie de récession, avec un risque énorme de phénomènes cumulatifs. Les dettes que nous avons accumulées ont provoqué la crise, et la seule réponse à la crise a été de faire plus de dettes encore en nous disant que le progrès technique allait nous sortir de là…
Tout est là : la seule chose qui pourrait nous permettre d’éviter dix ans de récession, en dehors de ce que l’Europe peut faire, c’est qu’il y ait, quelque part, le miracle du progrès technique. Et des miracles comme ceux-là, il y en a eu plusieurs fois dans l’histoire. Aujourd’hui, on ne le voit pas. Mais cela peut tout changer. Personnellement, je le devine à quelques frémissements. Le salut peut venir de l’économie de réseaux…
Alain Minc
Nous entrons, nous Européens, dans une période de vaches maigres afin de solder les comptes du passé. C’est-à-dire une croissance faible, suffisante en apparence pour les pays à basse démographie comme l’Allemagne et pénalisatrice pour nous, Français. Mais, à long terme, la situation s’inverse. Dans cet espace de coopération-compétition qu’est l’Europe, disposer d’une démographie tonique -nous sommes les seuls -est un atout décisif. Je pense donc que les prochaines années verront l’euro zone se fédéraliser et la France être, au début, à la peine, ne serait-ce que pour combler son retard de compétitivité. Mais ensuite, celui-ci effacé et la démographie poussant, nous serons en position de force au sein de cet espace, qui demeurera un havre de richesse accumulée et de démocratie accomplie ! Vous voyez, il existe encore un optimiste.
Propos recueillis par Nicolas Barré, Henri Gibier, Pascal Pogam et Dominique Seux Les Echos
http://www.jforum.fr/forum/france/article/ou-va-l-europe-le-face-a-face
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